Le livre de ma mère d'Albert Cohen
J’ai déjà eu l’occasion de dire à quel point Cohen constituait pour moi un Pygmalion littéraire. Le récit dont je vais vous parler me paraît incontournable pour tout prétendant à la beauté littéraire du XXème siècle. Il se place sur mon podium juste derrière Belle du seigneur – l’œuvre maitresse et fondatrice – et gagne à être connu.
Il
s’agit en effet d’un bel hymne à la mère, celle qui nous a fait naître
et nous comble d’amour chaque jour, nous aide à traverser les étapes de
la vie et nous soutient lorsque les coups sont plus rudes.
Cohen livre ainsi un roman autobiographique tout dédié à sa propre mère. Arrivés de l’île de Corfou et livrés
à la cité fosséenne, ils se retrouvent en branle et reclus à ce seul
huis-clos familial angoissant et réducteur. L’auteur nous assène des
anecdotes incisives, des fragments volés à cette mère envolée qu’il a
longtemps mis de côté. Quel plus bel hommage que ces passages touchants
où nous sentons, à travers sa plume, se profiler cette petite dame
menue et replète déambulant fièrement au bras de son fils !
Ce qui m’impressionne dans la prose de Cohen c’est son esprit de synthèse, son langage vrai et sensiblement épuré.
Parallèlement, le texte est bourré de figures de style, d’images, de
tournures de phrases suggestives. Je suis personnellement toujours
avide de ses bons mots, de ses trouvailles qui me font dire « je ne
l’aurais jamais formulé ainsi mais effectivement c’est pensé très
justement ». Et il faut bien avouer que Cohen a une écriture empreinte de lyrisme, pleine d’emphase et de révolte.
Ce
qui est stupéfiant et m’a saisi dans ma seconde lecture récente de ce
livre est le parallèle que l’on peut faire avec Romain Gary. En effet,
tous deux émigrent dès l’enfance vers la Mère patrie française, tous
deux
s’éprennent de la langue, des richesses nationales et lui vouent une
sorte de culte. Face à la mère – la leur dans le sang et les gènes -
qui a plus de mal à s’intégrer, le fils – et surtout Cohen – a du mal à rendre grâce à celle qui tour à tour lui fait honte, pitié… et finit par lui inspirer une tendre compassion.
C’est privé de la présence corporelle que la prise de conscience fait son chemin. Cohen semble bien penaud
face
à celle qu’il pensait éternelle. Parfois criant de chagrin, le roman
alterne avec des épisodes plus gais qui nous renvoient à notre propre
mère et à l’attachement certain qui nous pouvons lui porter.
Un témoignage à picorer et à transmettre !
Somptueuse, toi, ma plume d’or, va sur la feuille, va au hasard tandis que j’ai quelque jeunesse encore, va ton lent cheminement irrégulier, hésitant comme en rêve, cheminement gauche mais commandé. Va, je t’aime, ma seule consolation, va sur les pages où tristement je me complais et dont le strabisme morosement me délecte. Oui, les mots, ma patrie, les mots, ça console et ça venge. Mais il ne me rendront pas ma mère. Si remplis du sanguin passé battant aux tempes et tout odorant qu’ils puissent être, les mots que j’écris ne me rendront pas ma mère morte. Sujet interdit dans la nuit. Arrière, image de ma mère vivante lorsque je la vis pour la dernière fois en France, arrière, maternel fantôme. (pp. 10-11)
L'ont lu : Sylvie, Jade, Raison-et-sentiments et conseillé par Calypso dans les coups de cœur de la blogosphère !
Le livre de ma mère (Gallimard, coll. Folio, 2006, 174 p.)