Arbre sans vent de Li Rui
Voilà un livre qui, c'est le moins qu'on puisse dire, n'est pas ordinaire. Déjà de par la construction : une succession de chapitres tous utilisant la première personne du singulier mais tous désignant des personnages différents.
On pourrait se perdre avec tous ces "je" me direz-vous mais il n'en est rien car une sorte de petit guide répertoriant les prises de parole nous oriente en début de roman.
Ainsi, au départ on colle à cette table des personnages pour se situer dans l'œuvre puis les points de vue sont évidents : certains personnes ont des tics de langage, ils sont facilement reconnaissables. Donc la syntaxe du roman a de quoi charmer car elle dynamise l'action en nous montrant ces bribes de pensées recueillies l'espace de quelques pages.
Pour l'histoire, nous sommes dans un petit village pris dans la tourmente de la Révolution culturelle. Dans ce village, certains membres tout juste arrivés font régner la loi communiste et créent des incompréhensions locales. Car dans ce village dits des "Nains" tous sont boiteux, tous sont éclopés et mal lotis dans leur vie, survivant honnêtement grâce à leurs récoltes et leurs élevages. Et ces éléments "normaux" qui viennent régir la vie du village sèment la discorde : ils sont physiquement grands et bien en chair, ils sont hiérarchiquement au-dessus, tout leur est dû. C'est comme une allégorie de leur condition qui s'exprime dans leur physique.
Quiproquos et ouï-dire inclinent la balance du côté des grands et le petit peuple en est réduit à subir et à exécuter. Puis un suicide vient ébranler le village des Nains et entrainer la colère de ces gens qui n'ont rien mais qui font tout. Et dans la lente procession qui vient saluer le mort les langues se délient, les animaux ont leurs mots à dire eux aussi. Ainsi Erhei (l'âne du défunt) est celui que beaucoup craignent car il a été amputé de son maître.
Je ne résiste pas à l'envie de vous mettre quelques mots qui figurent au dos du livre :
Au moins autant que par ses thèmes, c'est par sa composition esthétique et musicale - jeu de couleurs, de voix et de bruits - que le roman impose son originalité. Des maux que la misère économique et le pouvoir politique font endurer aux villageois, on glisse vers des interrogations sur l'existence, la mort, le vide et le néant, l'autre rive. Li Rui livre ici une œuvre aux accents de chœur polyphonique et qui atteint un degré intense d'expression poétique.
Et ces passages qui m'ont interpellé :
On dirait que j'ai déjà vu cela un jour, mais quand? ... Ah oui, c'était dans les bras de ma mère, je me suis réveillé au milieu de la nuit, couvert de rosée, en relevant la tête je vois le ciel parsemé d'étoiles dans le vide entre les branches des arbres, ma mère me couvre la bouche de sa main, et dit, ne fais pas de bruit, sinon les diables japonais vont entendre ! Les étoiles du ciel sont d'un coup tombées dans mes yeux. (p.40)
L'arbre préfère le calme, mais le vent continue de souffler, la lutte des classes existe indépendamment de la volonté des hommes... (p.43)
Arbre sans vent - Li Rui ; traduction d'Annie Curien (Philippe Picquier, 2000, 206 p.)