[Rentrée littéraire] La vallée des masques de Tarun Tejpal
Attention, pépite de la rentrée littéraire !
Un homme se confie au soir de sa vie car il attend ses poursuivants qui doivent l'exécuter sous peu. C'est la nuit, sa compagne dort, et il en profite pour revenir sur son passé au sein d'une communauté recluse dans une vallée isolée. L'homme y a vécu presque toute sa vie, initié aux rites, aux pratiques sacrées et à la recherche de la pureté suprême. Un semi-Dieu régissait le fonctionnement de cette assemblée constituée d'hommes et, séparément, de femmes. C'était Aum, le valeureux et celui qui détenait la vérité, qui faisait figure de modèle et de grand gourou auquel se référer.
Le narrateur a été, comme les autres, fasciné par l'aura de son maître et a suivi à la lettre tous les préceptes pour évoluer sur la voie de l'absolution, celle qui était attendue de lui. De simple fidèle, il a franchi les étapes pour devenir l'un des éléments-clés de la communauté : les Wafadar. Ceci implique de longues années d'exercice à la méditation, au combat, au détachement de l'individualité pour ne devenir que collectif et ne servir que lui, au nom d'Aum le puissant. Cela commence, pour les plus jeunes, par une naissance qui n'est pas revendiquée par un couple de parents : chaque guerrier peut féconder une des femmes exposées au Sérail. Mais une fois né, le bébé est entrainé à la Maternité où il est élevé et aimé du même amour par toutes les femmes de la caste, sans distinction aucune. C'est le début d'un processus de don à la communauté pour que chacun évolue de la même manière, sans amour exclusif.
Ce livre est extrêmement déroutant car il décrit de manière implacable un fonctionnement régi au nom d'un être subjectif, désigné comme supérieur par ses pairs et porté aux nues par ses fils. Du "je" le narrateur s'efface au profit du "nous" et du "on". Ce "disciple" s'évertue à obtenir les bonnes grâces de ses supérieurs pour faire partie des leurs. Et c'est ainsi qu'il est empli de gratitude lorsqu'il obtient enfin son effigie, ce masque qui lui permet de revêtir le même visage que les autres membres du clan. Il devient intransigeant, grave et dur envers ses condisciples qui faiblissent, lui toujours porté au dépassement et qui n'a comme ligne de conduite que les règles.
Pour qu'un peuple accomplisse ses desseins, le courage et la pureté ne suffisaient pas. Il lui fallait élaborer une stratégie ingénieuse et planifier avec minutie. Les purs étaient une poignée, et le monde qu'il leur appartenait de transformer, une multitude immense. Ce n'était pas un bol d'eau dont quelques gouttes de lait pouvaient changer la couleur, mais un vaste cloaque capable d'aspirer les purs et de les noyer à la moindre défaillance. Il fallait circonscrire chaque étape et la préparer minutieusement. Évacuer les déchets, un travail quotidien, prendrait du temps, beaucoup de temps. Mais c'était possible. On le ferait. Un jour, la beauté d'Aum emplirait le monde. (p. 273)
Mais ce système se fissure à mesure que le narrateur s'interroge sur les cruautés, sur les inégalités, qu'il approche une femme. Est-il digne d'être Wafadar? Ce peut-il qu'une rédemption soit envisageable?
La société qu'a inventé Tarun Tejpal est tout à fait fascinante car ce petit monde est cloisonné, hiérarchisé et plein d'adeptes aspirant à une pureté illusoire, dictée par Aum. De multiples sphères se croisent et se succèdent comme la Caserne, le Foyer, le Cratère, le Creuset qui paraissent être des univers austères, tous dévolus à une cause et une seule. Est aussi évoqué l'outre-monde, c'est-à-dire le monde barbare, celui où tous vivent dans une "anarchie" complète. C'est notre monde à nous mais qui paraît, aux yeux de la communauté, être l'Enfer. En effet, ceux qui fuient la Vallée sont considérés comme des damnés et ne sont pas libres pour autant.
En somme, ce livre évoque le monde secret et imparfait d'une secte qui se prétend au-dessus des lois et du monde des mortels. Il n'est pas sans rappeler toutes sortes de totalitarismes de nombreux régimes passés et en vigueur actuellement. Cela fait peur de voir à quel point un individu peut perdre tout discernement de la réalité pour ne devenir qu'objet d'un "bien" commun. C'est dans l'évolution du narrateur et surtout, dans le perpétuel retour au présent et à l'attente de ses détracteurs, qu'on sent poindre un suspense et une menace insaisissable.
Le microcosme de La vallée des masques vous tiendra en haleine, soyez-en assuré ! La voilà ma plus belle claque de la rentrée littéraire !
Et si vous doutez toujours, allez voir les avis unanimes de Clara et Yv.
La vallée des masques - Tarun Tejpal ; traduction de Dominique Vitalyos (Albin Michel, 2012, 453 p., collection "Les grandes traductions")